LA MORT DU MENEUR

S’IL EST UNE CROYANCE UNIVERSELLEMENT ÉTABLIE, C’EST QUE TOUT GROUPE DE JEU DE RÔLE EN PASSE D’ÊTRE CONSTITUÉ DEVRAIT SE METTRE À LA RECHERCHE D’UN MENEUR DE JEU. ET D’UN BON, DE PRÉFÉRENCE. CELA VA POURTANT FAIRE PLUSIEURS ANNÉES MAINTENANT QUE CERTAINS PROPOSENT L’IDÉE POUR LE MOINS SACRILÈGE DE SE DÉBARRASSER ENTIÈREMENT DE CE QU’ILS VOIENT COMME UNE RELIQUE.

 

TITAM - JDR Mag 29 - La Mort du MeneurAu rejet unilatéral de leurs anciens collègues, les partisans de cette débauche immorale prétendent qu’il ne s’agirait là que d’une évolution naturelle, d’un grand mouvement compensatoire dont le but serait d’atténuer peu à peu les défauts de notre tendre mais maladroite enfance ludique.

La fin du meneur-amuseur
Commençons donc par la faute originelle que désignent nos révolutionnaires en herbe, l’idée que le meneur serait là pour contrôler l’histoire tout en laissant aux joueurs le total contrôle de leurs personnages. C’est ce que certains appellent aujourd’hui «Le Truc Impossible Avant Le Petit Déj’», d’après une théorie de Ron Edwards (Sorcerer, Trollbabe) dont le titre fleure bon Alice au Pays des Merveilles. Comment peut-on contrôler une histoire sans contrôler aussi les personnages? C’est tout bonnement impossible, à moins de ne laisser aux joueurs qu’une marge d’influence très limitée. Ce problème se posa souvent à nos débuts, quand nos scénarios comportaient une introduction et des passages obligés menant inexorablement vers une fin paroxystique. Les joueurs se contentaient d’ajouter un peu de couleur, beaucoup de dialogues et une poignée de jets de dés sans conséquences réelles; se voilant la face, ils refusaient d’admettre qu’ils se laissaient tout bonnement manipuler.

Bien sûr, cette idée ne gênait pas les meneurs-animateurs dont le véritable plaisir était d’offrir un petit spectacle privé à leurs invités (si possible en brillant un peu au passage); elle ne gênait pas non plus les joueurs-consommateurs qui avaient l’habitude de mettre les pieds sous la table et d’attendre qu’on les divertisse. Considéré sous cet angle cependant, le jeu de rôle faisait bien pâle figure face à son «petit» frère le jeu vidéo, qui, certes, n’offre que peu de choix significatifs mais a au moins le mérite d’être beaucoup plus efficace en termes de spectacle et de stratégie.

La fin du meneur-dieu
Pour la plupart d’entre nous, le scénario dirigiste rejoignit bientôt un passé révolu. Nous proposions désormais un monde réactif et une situation de départ explosive, mais de la suite nous n’avions pas décidé. Nous croyions que nos joueurs étaient enfin maîtres de personnages dont ils choisissaient véritablement les moindres actions… Où s’arrête cependant le personnage, et où commence le monde? Un être, surtout fictif, existe-t-il en dehors des interactions qu’il entretient avec l’extérieur? Chaque fois qu’ils voulaient agir (se battre, déplacer un objet, séduire quelqu’un), les personnages tombaient inlassablement sur le domaine réservé du meneur – partout. Alors les joueurs lui demandaient son avis – tout le temps. De peur de toucher aux prérogatives de leur tyran, par crainte de prendre des décisions sur son monde, ils se contentaient de décrire en une phrase ou deux ce qu’ils auraient aimé que leur avatar fasse, et par laisser un autre qu’eux décrire la concrétisation de leurs désirs. Puisque le corps et ses mouvements n’ont de réalité en jeu de rôle que dans les descriptions, et puisque ces descriptions étaient alors assumées par le seul meneur, la liberté des personnages était, encore une fois, totalement illusoire.

Le seul endroit où la censure ne s’exerçait guère était la parole, d’où sans doute une propension des joueurs à parler quand ils auraient dû se taire (au hasard devant une autorité quelconque) et à dire tout haut ce que nous autres, êtres réels, gardons souvent pour nous. Que tous les meneurs qui ont vécu des situations aussi pénibles se jettent la première pierre, leurs prisonniers ne faisaient qu’utiliser alors leur unique espace de liberté authentique.

Si l’on en croit les partisans de l’évolution, cette frustration aurait incité au développement d’un véritable partage de la narration. Les meneurs et les systèmes de règles ouvrirent des espaces de créativité de plus en plus grands et laissèrent les autres participants inventer de plus en plus de détails. Des «Points de destin» permettaient aux joueurs de créer sur le pouce l’objet dont ils avaient besoin et on les laissait désormais décrire leurs réussites éclatantes jusque dans les réactions des PNJs. Le système de résolution devenait le lieu de luttes âpres pour le contrôle du personnage et de son monde.

Le MJ tout puissant ayant encore perdu un peu de sa superbe, les règles prirent en effet davantage d’importance tandis que le pouvoir d’arbitrage se déplaçait vers l’ensemble du groupe. Des jeux comme Burning Wheel ou Donjons & Dragons 4 exigent par exemple de tous les participants qu’ils connaissent les règles, pour que chacun puisse s’épanouir pleinement sans limiter son plaisir. Le meneur de jeu «bon père de famille», qui devait imposer des défis à son groupe tout en le protégeant en cachette de la violence du monde, avait vécu.

La fin du meneur-foule
Il restait tout de même une ultime prérogative au MJ: puisqu’il était seul à (soi-disant) les connaître de l’intérieur, il se devait d’incarner l’ensemble des personnages non-joueurs. Dans un univers sans scénario pré-écrit, où les protagonistes étaient libres d’aller où ils voulaient, cela impliquait d’être l’unique participant omniprésent. Pas une scène sans meneur, pas un être sans sa voix. Le pire était atteint quand plus d’un second couteau se trouvaient dans une même scène: voir le malheureux MJ tenter de mimer une conversation entière à lui seul avait tout du spectacle comique ou de la confusion la plus totale. Et dire que pendant ce temps, nombre de joueurs dont le personnage était absent attendaient en silence que leur tour arrive enfin!

La solution était évidente: il fallait confier aux malheureux mis de côté l’interprétation des PNJs surnuméraires. Pour cela, il était bien sûr nécessaire de leur en montrer un peu plus sur les secrets desdits personnages, de leur révéler les rouages de l’univers. Un des bastions les plus farouchement défendus par la plupart d’entre nous tombait à son tour.

Le meneur est mort!
Mais qui va prendre sa place?
Les descriptions, les règles, les personnages non-joueurs, les secrets, tous ces trésors confisqués au départ avaient finalement été rendus au cours d’une lente et inexorable révolution démocratique. La disparition du MJ était déjà bien engagée, et certains décidèrent de le dépouiller de ses derniers attributs. La vision globale de la partie, son rythme, tomba à leur tour. Le choix des scènes fut arraché à la dépouille et confié aux mécaniques de jeu (Burning Empire, Swords without Master) ou bien encore aux joueurs eux-mêmes (My Life with Master, Bliss Stage).

Le meneur n’était plus qu’une coquille vide, une relique des temps passés et nous étions prêts à rayer son nom de l’histoire. Des titres comme Fiasco ou Zombie Cinéma se sont débarrassés du corps en proposant de laisser les joueurs gérer eux-mêmes les scènes. On devenait MJ à tour de rôle et personne ne l’était. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, le monde ne s’est pas effondré, les joueurs se sont découverts capables de travailler collégialement sans l’aval d’une autorité supérieure.

Bien sûr, nos défenseurs de la démocratie ludique nous mettent déjà en garde: l’homme libéré tend à se chercher d’autres maîtres, et déjà des cendres de l’ancien monde émergent de nouveaux dieux tyranniques. Cet Auteur de jeux de rôle dont on parle et dont la création serait une OEuvre à respecter, ne cache-t-il pas une nouvelle idole? Et le Peuple des joueurs, ne risquet-il pas à son tour de se forger sa propre Terreur?

Vivien Feasson.

 

Bio: Vivien Feasson développe des mondes et des jeux quand il ne traduit pas l’Appel de Cthulhu. De son projet personnel pour les Ulmeqs de Guildes: La Quête des Origines à ses expérimentations narratives avec le tout récent Perdus sous la pluie, il nous emmène à chaque fois dans des univers riches et nous propose des gameplay inédits. Il est le créateur de l’excellent Les Errants d’Ukiyo.

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