GAME DESIGN

OÙ ÇA COMMENCE ET QUAND ÇA FINIT ?

LE TERME DE « GAME DESIGN », ISSU DU JEU VIDÉO, EST AUJOURD’HUI BIEN INSTALLÉ DANS LE PAYSAGE RÔLISTIQUE, AU POINT QU’IL PEUT PARFOIS ÊTRE UTILISÉ À TORT ET À TRAVERS. VOYONS UN PEU DE QUOI IL RETOURNE.

Au commencement était… l’univers
De grands univers romanesques ont précédé l’invention du jeu de rôle: Glorantha, la Terre du Milieu, les littératures de l’imaginaire de manière générale l’ont inspiré. Les règles, quel que soit le jeu auxquelles elles se rapportaient, s’efforçaient plus ou moins de «coller» à l’univers du jeu. Le médiéval-fantastique, matrice du JdR, disposait logiquement d’un système de combat hypertrophié rendu nécessaire par les mondes barbares qui lui servaient de cadres de jeu et où le droit et la justice étaient rendus de manière aussi expéditive que subjective. La magie procédait peu ou prou de la même nécessité et n’en était souvent qu’une variante amusante. Bon an mal an, cela a fonctionné ainsi assez longtemps. De telle sorte que lorsqu’il s’est agi de changer d’univers et de se projeter dans l’espace, les règles n’ont pas forcément suivi. Là où il aurait fallu qu’elles transmettent quelque chose par elles-mêmes de l’univers de jeu, elles n’ont souvent été que transposées – le meilleur exemple étant sans doute Metamorphosis Alpha (1976), sorte de donjon au sein d’un gigantesque vaisseau spatial.

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La recherche de la cohérence

Le Basic Role-Playing System (BRP) de Chaosium a été le premier à essayer de dépasser les normes édictées par Dungeons & Dragons en introduisant des jets de dés sous forme de pourcentage et de compétences: ce fut Runequest (1978), qui tenta de rendre harmonieux un système de règles et l’univers auquel il se rapportait (on peut au passage se demander si le BRP était le meilleur choix à faire lorsqu’il fut question de créer L’Appel de Chtulhu). À l’inverse, on peut créditer Space Opera comme premier jeu dont l’action ne se déroulait pas dans un univers précis (C’était bien évidemment aussi le cas de D&D, mais le syncrétisme qui lui est consubstantiel s’explique en partie par le fait que la Terre du Milieu fut une inspiration parmi d’autres et à l’époque une licence sans doute beaucoup trop onéreuse pour la jeune compagnie TSR) mais qui semblait vouloir, tel un trou noir ludique, les absorber tous en proposant un système de règles hyper lourd censé répondre à la folle ambition de pouvoir jouer dans n’importe quel univers de SF. (On touche ici à la limite des systèmes de jeu génériques… mais ce n’est pas notre sujet.)

Faire du game design comme M. Jourdain faisait de la prose
Le game design est cependant moins nouveau qu’on le croit. À vrai dire, il n’a jamais été possible de créer un jeu de rôle intéressant sans se poser des questions de game design dans la mesure où l’incertitude propre à ce type de jeu (tout ou presque y est possible) nécessite d’encadrer par des règles la narration collective qu’est une partie de JdR. L’histoire montre que ce souci a, notamment au début de notre hobby, conduit bien des auteurs au péché de simulationnisme: tentés par l’exhaustif, ils ont essayé de rendre compte de la complexité du réel par un niveau de détail tel qu’ils en ont trop souvent oublié l’aspect ludique. On ne peut pour autant pas dire de leurs auteurs que la conception de leurs jeux était due au hasard. Cette conception n’était pas bonne, mais elle existait. Tous ces jeux n’ont pas eu l’audience qui leur aurait permis de se bonifier par des éditions ultérieures. Fort de son succès, D&D a pu se réformer au fil des décennies jusqu’à devenir, sous sa cinquième incarnation, un jeu dont la mécanique coche à peu près toutes les cases de ce que l’on peut attendre d’un bon JdR médiéval-fantastique.

Il est manifeste qu’après quarante ans d’existence, les éditeurs ont affaire avec des joueurs plus exigeants et par ailleurs capables de modifier un jeu qui ne leur apporterait pas entière satisfaction. Finalement, le game design, c’est un peu comme bricoler dans son garage le dimanche, tout le monde en fait plus ou moins – et plus ou moins bien. À l’instar de ce que connaît le jeu de plateau depuis des décennies, certains auteurs de jeux de rôle se font plus particulièrement connaître comme des game designers. Citons-en quelques-uns: Coralie David et Jérome Larré (qui proposent chaque année sous leur bannière de Lapin Marteau, des stages de conception et création de jeu), James Tornade (auteur de Brigandyne, DeepSyx, Sherwood, Faces) ou le Grümph (qui, sous son label Chibi, enchaîne les créations en se posant toujours d’intéressantes questions, telle la gestion des ressources, longtemps ignorée ou gérée de manière peu ludique).

Cohérence et fluidité
Ceux qui ont connu l’adaptation du Cycle d’Elric par Chaosium sous le nom de Stormbringer se souviennent sans doute qu’un groupe de PJ pouvait être constitué, en rupture complète avec l’oeuvre de Michael Moorcock, de Melnibonéens, de sorciers de Pan Tang et de simples mendiants. Un choix totalement incohérent que l’on trouve aussi dans le Jeu de rôle des Terres du Milieu, JdR doté d’un système de magie qui a fait hurler des légions entières de Tolkienistes. Et pour cause, ces deux jeux (on pourrait en citer d’autres) illustrent bien ce que c’est que de mettre la charrue avant les boeufs: l’univers de référence (les Jeunes royaumes et la Terre du Milieu) ont été «plaqués» sur un système qui n’avait pas été pensé pour eux (Stormbringer étant «motorisé», comme on dit aujourd’hui, par le BRP, et JRTM par le système propre à Rolemaster). À l’inverse, lorsque L’Anneau Unique (2012) prend en compte l’importance du voyage dans Le Seigneur des Anneaux et propose des règles pour le gérer et rendre l’ambiance et les dangers qu’il représente, on est dans le game design. Avoir conscience de cette nécessaire adéquation entre univers et règles ne résout pourtant pas tout: quelles règles permettent vraiment de «jouer» la peur? Combien de parties de L’AdC se transforment en shoot’em up ou en fous rires, à des années-lumière de la tension que l’on trouve dans les écrits de Lovecraft? Comment exploiter pleinement un jeu comme Paranoïa, qui met l’humour au coeur de son propos, avec des joueurs qui ne sont absolument pas drôles?…

La fluidité est un autre aspect que les game designers prennent aujourd’hui plus systématiquement en compte. On peut citer ici tous les jeux qui, par une lecture instantanée d’un résultat de jet de dés dispensent les joueurs de fastidieux calculs anti-immersifs. D&D 5, en introduisant le jet de 2d20 lorsqu’un personnage est avantagé ou désavantagé (selon sa situation il garde le meilleur ou le moins bon résultat), va dans le sens d’une plus grande fluidité (lancer un second dé plutôt que de prendre en compte un bonus ou un malus, est assurément plus ludique). Tous les systèmes de combat qui cherchent à accélérer l’action en rendant plus ou moins simultanée la résolution de ce que font les personnages va aussi dans ce sens. Ce que l’on perd en réalisme (en sacrifiant l’initiative par exemple), on le gagne en dynamisme. L’expérience montre que l’on s’ennuie moins et que la table vient à bout du scénario en une séance.

Les à-côtés du game design
Cependant, ne prenons pas des vessies pour des lanternes: lorsque le même D&D 5 propose des cartes de sorts aux PJ ayant accès à la magie pour leur éviter une recherche livresque qui, en plein combat, est toujours fâcheuse, on quitte le domaine du game design pour entrer de plain-pied dans des considérations moins ludiques. Il en va de même avec les dés spéciaux, dédiés à un jeu qui en a impérativement besoin pour fonctionner. C’est là une logique de jeu de plateau, où le matériel de jeu contenu dans la boîte est la plupart du temps indispensable – et à ce titre fourni dans la boîte de base. On objectera que le jeu de rôle n’a besoin que de papier, de crayons et de dés, qu’un MJ peut se passer d’écran, les joueurs de figurines,etc. Il n’empêche, lorsqu’un éditeur étoffe sa gamme par des suppléments (contexte, règles optionnelles, scénarios, aides de jeu, écran, dés, cartes de sorts, atlas, livret de classe, manuel de classe, etc.), il ne s’agit pas de game design mais de commerce. Ne lui jetons pas la pierre, le modèle économique du jeu de rôle est comme la chaîne du livre: il est par nature dysfonctionnel puisque bien souvent, il n’y a qu’un acheteur (le MJ) pour deux, cinq ou vingt joueurs qui eux ne dépensent rien. De là cette nécessité de tout faire pour qu’ils mettent la main à la poche, en échange de quoi, la table gagnera sans doute en confort de jeu. Mais cela n’apportera rien de plus à son fonctionnement: si le livre «de base» (tout est d’ailleurs dit dans ce complément du nom: ne vous emballez pas, il va falloir repasser à la caisse pour une expérience de jeu optimale) ne se suffit pas à lui-même, on est en droit de se demander s’il a été bien pensé. On connaît par ailleurs la dérive actuelle de ce genre de considérations: le financement participatif, qui se réserve de fournir des suppléments et autres accessoires en fonction du nombre de paliers débloqués et voudrait parfois faire passer ça pour du game design. Ajouter dix scénarios, des étuis simili cuir, des signets, une bourse en velours afghan, une tour de jet de dés et la toque en fourrure du MJ, c’est certes sympathique et de nature à exciter les collectionneurs mais ça ne relève pas du game design. En revanche, on peut considérer qu’un jeu bien écrit, doté d’une maquette attrayante, d’une table des matières, d’un index et qui a fait l’objet de relectures sérieuses (je prêche pour ma chapelle de correcteurs / rewriter professionnels), c’est de nature à mettre en valeur le game design et relève de la même exigence de qualité.

La recherche de la cohérence
Le Prisonnier

Un exemple concret
À mes heures perdues, je travaille à la conception d’un jeu de rôle sur Le Prisonnier, du nom de cette série TV britannique de la fin des années 1960.

En 1990, Steve Jackson Games a publié un supplément GURPS pour cette série. C’est une mine de renseignements pour qui ne la connaît pas. Mais dans la mesure où le système de jeu originel n’a pas du tout été conçu pour cet univers très particulier, l’expérience ludique n’est pas très réussie. Le jeu est inapte à rendre compte de l’atmosphère, du ton et des enjeux qui ont fait le succès (tardif) de la série. En d’autres termes, le game design est celui de GURPS et ne prend donc pas en considération la spécificité de la série TV. Un peu comme une partie de Maléfices jouée avec les règles de Savage worlds.

À titre d’exemple, voici quelques-unes des pistes que je m’efforce d’ouvrir dans cette jungle:

• L’entrée dans le jeu… et en captivité. Pas de Manuel du prisonnier, de Guide du Meneur et autres Antagonistes ou Atlas du Village. L’information tient en un livre unique qui ne contient aucun paragraphe destiné au joueur. «MJ only!». Invité par le meneur sous un prétexte plus ou moins valable, le joueur se verra engagé dans une partie de jeu de rôle (qu’il en connaisse le principe ou pas n’a aucune importance) comme s’il se réveillait au Village. Créer un personnage? Connaître les règles du jeu? Pour quoi faire? C’est un prisonnier, pourquoi devrait-il connaître les règles du jeu ? Cela se traduira, lors de cette première partie initiale (laquelle correspondra invariablement pour tout nouveau joueur à son arrivée dans le Village), par des jets de dés faits par le PJ mais à la demande du MJ et dont le résultat ne sera pas justifié. Le MJ ne s’adressera au PJ qu’en utilisant un numéro qu’il aura lui-même choisi. Le but est de déstabiliser le joueur qui ne recevra une fiche de personnage qu’en fin de partie. Minimaliste, celle-ci ne contiendra pas toutes les informations utiles (comme l’existence de points d’évasion fonctionnant comme des points d’expérience mais déterminés d’une manière très différente);

• La configuration de jeu: la vie au Village (si l’on peut appeler ça une vie !) est une affaire de survie individuelle (se fier à quelqu’un est très risqué). Il serait incohérent de donner vie à un groupe de PJ, moyennant quoi j’ai imaginé deux configurations possibles.
Première configuration: le jeu à deux joueurs. Le MJ incarne tous les PNJ, y compris le n° 2. Il joue avec un autre joueur qui lui, incarne un prisonnier (ce sera l’unique PJ). Dans cette configuration de jeu, le MJ est tout-puissant et n’a donc aucun intérêt à tuer le jeu en estimant qu’il doit y avoir un vainqueur et un vaincu.
TITAM - JDR Mag 48 - Game DesignSeconde configuration: jeu à trois joueurs. L’un des joueurs incarne un prisonnier, un autre le n° 2 et le troisième un MJ neutre déroulant son scénario et donnant vie aux PNJ. Le joueur incarnant le n° 2 n’a pas pour but de remplir des «conditions de victoire». Il cherchera certes à déjouer les tentatives d’évasion du prisonnier ou à lui arracher des informations que celui-ci refuse de livrer. Mais, manipulé lui aussi, il ne poursuit qu’un but: être maintenu à son poste de n° 2 pour la partie (l’épisode) suivante! C’est au MJ que revient cette décision en fin de partie, à moins que le joueur ne souhaite pas endosser pour la prochaine partie le statut de n° 2. Dans tous les cas, le n° 2 est un personnage qui n’appartient pas au joueur: il le reçoit du MJ en début de partie et lui remet à la fin de celle-ci, ceci pour signifier qu’il est révocable (on peut dire que c’est un pré-tiré). Dans cette configuration de jeu, le n° 2 a nécessairement accès à un certain nombre d’informations – tout du moins à davantage d’informations que le joueur incarnant un prisonnier. Cependant, ces informations concernent le scénario, et non des données essentielles comme la localisation du Village, le nombre et l’identité des gardiens, etc. Ces informations sont inconnues de tous, MJ compris. En clair, un PJ qui incarne le n° 2 doit mettre sur pieds un plan pour contraindre le prisonnier qui joue «contre lui» de lui révéler ce qu’il lui cache. Il est bien évidemment possible que le MJ lui donne des pistes, voire un plan à exécuter. Exemple: utiliser des drogues, mettre le prisonnier dans des conditions d’évasion pour mieux le rattraper par la suite et lui saper ainsi le moral. Mais le mystère devra rester entier;

• Le positionnement du PJ ne regarde que lui, qu’il se montre hostile à son nouvel environnement ou cherche à s’attirer les bonnes grâces de ses geôliers en vue de les amadouer. Mais seul le MJ appréciera ce positionnement : en termes de jeu, c’est lui qui estimera à la fin de la première partie ce positionnement en l’indiquant sur la feuille de personnage qu’il remettra aux joueurs;

• Un système de combat minimaliste et non létal: legs d’une époque où la violence à l’écran n’allait pas de soi, quelques coups de poing suffisent à mettre chaos ses adversaires dans Le Prisonnier. La violence n’est jamais gratuite, l’acharnement et la fourberie une option à laquelle on ne se rend qu’en dernière extrémité. Si l’on meurt, c’est sous l’effet de manipulations mentales, de drogues ou de chocs ne devant rien à la maltraitance physique, ce qui suppose en revanche d’élaborer des règles relatives à l’étourdissement, l’évanouissement et le coma.

TITAM - JDR Mag 48 - Game Design
Des aides de jeu, pas du game design.

Ce ne sont que quelques exemples sujets à variation. Ils ne servent à montrer qu’une chose: on fait du game design lorsque l’on s’interroge sur la meilleure manière de traduire l’univers du jeu en règles. Certains univers sont plus souples que d’autres et fonctionneront sous plusieurs systèmes. Dans la dernière livraison de notre confrère Casus Belli, Romain d’Huissier regrettait dans sa chronique de Star Trek Adventures que l’éditeur n’ait pas choisi de doter son jeu d’un système dédié (Il fonctionne sous le système maison 2d20). Mais il relevait l’effort fait pour l’adapter aux particularités de cet univers. Ainsi, que le game design soit un enjeu central pour le créateur ou un aspect qu’il traite sur ses marges, sa présence actuelle dans les préoccupations des différents acteurs du jeu de rôle atteste du degré de maturité atteint par ce dernier.

Pierre-Olivier Cervesi.

 


 

TITAM - JDR Mag 48 - Game DesignLE PRISONNIER, UNE SÉRIE VISIONNAIRE
Un homme démissionne (on comprend qu’il était agent secret) pour une raison inconnue. Kidnappé, il se retrouve dans un endroit sans nom et impossible à localiser, le Village, avec son étrange emblème (un grand bi) et son effrayante boule blanche qui dissuade de toute velléité d’évasion. Tout y est parfaitement charmant mais c’est une prison dorée. Ceux qui y sont retenus sont désignés pas des numéros – le héros est le n° 6. Tous ont été conduits là car, à des titres divers, ils savent des choses qui ne doivent pas être divulguées. Un certain n° 2 est chargé de leur faire avouer ce qu’ils savent (l’identité d’un hypothétique n° 1 n’est quant à elle jamais révélée). Les menaces sont plus ou moins voilées selon le n° 2 en poste (il change à chaque épisode car constamment défait par l’intelligence et la résistance du n° 6) mais on sait employer la manière forte : drogue, violence psychique, chantage, etc. Les prisonniers vivent dans une grande insécurité mentale car nul ne sait sur qui compter au Village. Chaque épisode relate une tentative d’évasion du n° 6 jusqu’à la révélation finale à forte connotation philosophique.

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