VOIR LE MÂLE PARTOUT

UNE SIMPLE BALADE DANS UN RAYON DE JOUETS PERMET DE LE CONSTATER: ON NE PROPOSE PAS LES MÊMES CHOIX AUX PETITS GARÇONS ET AUX PETITES FILLES. D’UN CÔTÉ LES VOITURES, LES JEUX D’ACTIONS ET LES ÉPÉES, DE L’AUTRE LES POUPÉES ROSES À CHOUCHOUTER ET LES ROBES DE PRINCESSES.

UN PEU DE SOCIOLOGIE
Si on creuse un petit peu, on peut rapidement remarquer que les loisirs «combatifs» sont davantage proposés aux garçons: sports de compétition, jeux d’action et d’aventure avec un héros qui affronte le monde et l’adversité. Un petit garçon aura plus tendance à faire du foot, jouer à la guerre et acheter un JdR de fantasy. À l’inverse la petite fille se verra proposer des loisirs qui relèvent du soin: on joue à la poupée ou à la marchande, on s’occupe de ses petits poneys, on se déguise en princesse ou on construit une ferme sur Animal Crossing. Dans toutes ces activités, l’individualité de la joueuse n’est pas exacerbée, au contraire elle s’efface pour se mettre au service d’autre chose: un bébé ou des animaux à soigner, une beauté à entretenir pour être belle pour le regard des autres.

La sphère des loisirs propose un socle aux enfants dans la construction de leur identité et consolide des repères qui leur sont tendus sur un plateau d’argent depuis leur plus tendre enfance. S’établissent ainsi des rails, sur lesquels les enfants comprennent que pour correspondre à ce que la société attend d’eux, il faut se conformer à cette division des activités. Car si l’éducation se fait en mixité, gare à qui veut sortir des sentiers battus dans le monde des loisirs ! Une jeune fille qui aime les jeux de baston sera invariablement traitée de garçon manqué, et un garçon qui aime jouer à la poupée est vu comme faible. Ces carcans, qui sont bien sûr des généralités et admettent toujours des exceptions, peuvent être visibles dès le plus jeune âge et s’ancrent profondément dans la conscience collective.

Cette distinction entre le rôle des garçons et la place des filles conditionne également les produits culturels qu’enfants, ado et adultes consomment: que ce soit dans l’industrie du cinéma, dans les jeux vidéo ou dans les romans, les héros sont souvent des hommes dynamiques tandis que les femmes sont souvent dans des rôles secondaires et leur beauté prime sur leurs actions. Cela participe à construire des archétypes mentaux, des repères faciles que nous avons tous et toutes intégrés et qui sont donc faciles à appréhender: le héros, la princesse, la femme fatale, le détective underground, etc. L’industrie culturelle les utilise abondamment comme référentiels faciles auxquels le consommateur s’identifie rapidement, créant ainsi un lien émotionnel plus immédiat avec le produit.

 

ARCHÉTYPES – La description que l’autrice vient de faire concerne le genre, mais elle est aussi applicable à tout un tas d’autres normes sociales. Un rapide exemple: regardez les JdR mediévaux-fantastiques. Les peuples à la peau sombre sont massivement « les peuples nomades marchands ». Les peuples asiatiques reprennent souvent les clichés liés à la Chine ou au Japon, etc. On retrouve ces stéréotypes pour différents d’aspects (apparence physique, sexualité, santé…). Même si ce n’est pas le sujet de notre article, il est important de le préciser.

 

AU PAS DE NOTRE PORTE
Bon, maintenant que les bases sont posées, regardons d’un peu plus près la façon dont ces normes impactent notre loisir, le jeu de rôle.

Avant toutes choses: il y a tout un tas de loisirs qui s’adressent principalement aux hommes blancs hétérosexuels. Je ne suis pas spécialiste de tunning, de création de jeux vidéo, ou de football, mais je suis certaine qu’on pourrait y retrouver peu ou prou les mêmes problématiques. Elles ne sont donc pas spécifiques au jeu de rôle, mais ce n’est pas une raison pour ne pas les étudier.

 

TITAM - JDR Mag 47 - Voir le mâle partout
« J’ai peut-être raté mon jet de premier soin, mais je crois que Phillipe est décédé suite à un excés de testostérone. »

 

Montez donc dans ma machine à remonter dans le temps (elle est plus grande à l’intérieur), on va faire un petit bond de 40 ans en arrière. Le jeu de rôle naît dans les années 70 aux États-Unis, descendant du wargame et des jeux à figurines. Il naît donc dans un contexte occidental, de tradition judéo-chrétienne. Penchons-nous maintenant sur nos livres d’histoire. De plus en plus d’études montrent que le caractère extrêmement masculin de la guerre est une construction remontant principalement à la fin du 18e et au 19e siècle, en occident. On crée alors une image de la « nature féminine » et de la «nature masculine» où se mélangent allègrement anatomie, morale et assertions douteuses*. Cela a conduit à la construction d’une vision viriliste et exclusivement masculine de la guerre que nous retrouvons aujourd’hui encore dans nos produits culturels : films, livres… et évidemment wargames. En y regardant de plus près, on s’aperçoit que les femmes guerrières, bien que minoritaires, ont été bien plus nombreuses qu’on ne le croyait. Mais ces nouvelles considérations ne sont que très récentes, et les loisirs liés à la guerre (que ce soient des jeux vidéo, des jeux de figurines ou des jeux de rôle) sont encore majoritairement destinés aux hommes.

* «Les genoux [des femmes] se touchent, les hanches se balancent pour retrouver le centre de gravité, la démarche est vacillante et incertaine.», Le Système physique et moral de la femme, Pierre Roussel, 1775.

Par ailleurs, les littératures de l’imaginaire, dont s’inspirent la majorité des jeux de rôle, mettent en scène des thèmes et des schémas narratifs traditionnellement liés à la virilité: le héros auquel le lecteur peut s’identifier, l’aventure, le combat, la bravoure, etc. Les auteurs visibles sont majoritairement masculins, et mettent donc en scène des héros mâles. Tout cela va conditionner deux aspects du milieu du jeu de rôle: la production et le public.

TITAM - JDR Mag 47 - Voir le mâle partout
Charmed vs. Supernatural. Quand il s’agit de chasser du démon, on notera la grande diversité de tenues disponibles.

LA PRODUCTION
Si les auteurs, illustrateurs et éditeurs sont principalement des hommes, alors les ouvrages de jeu de rôle seront construits avec un regard plus masculin (Attention, nous ne disons pas ici que c’est une conséquence biologique naturelle. Mais bien que c’est le résultat d’une construction sociale.). Exemple: prenez tout de suite un ouvrage de jeu de rôle commercial (donc non «indépendant») qui date des années 90 / 2000, et observez les illustrations. Vous remarquerez sûrement une plus grande quantité de représentation d’hommes par rapport aux femmes. Ensuite posez-vous la question des rôles sur les illustrations: Qui est en position de pouvoir? Qui est «badass»? Qui représente un PJ, et qui représente un PNJ? Qui est au premier plan, qui au second plan? Qui est présenté comme un avatar auquel on s’identifie, actif et dynamique et qui est présenté comme un objet, une récompense, une décoration?

Dans une vaste majorité des jeux produits dans ces années-là, les hommes sont les personnages principaux des illustrations, ils incarnent le héros idéal ou le méchant très stylé dans lequel le lecteur va projeter son imaginaire. Les femmes sont souvent là pour apporter un élément sexy ou maternel plutôt de l’ordre du décor. Elles sont plus passives, ont des poses et des vêtements qui relèvent du fantasme de possession / séduction plutôt que du fantasme de puissance. Ce sont bien entendu des tendances générales, avec leur lot d’exceptions, mais globalement les représentations masculines visent à se projeter dans un avatar, tandis que les femmes seront graphiquement présentées comme « convoitables » ou «côtoyables». Or, cette distinction n’est pas anodine. Elle a pour conséquence malheureuse de montrer que les personnages actifs du jeu sont principalement des hommes, et que les personnages de « décor » sont plutôt des femmes. Indirectement on peut y voir une tendance à représenter les PJ comme des hommes, et les PNJ comme des femmes. De même dans les scénarios, le prorata homme / femme est criant: très peu de femmes dans les Prétirés ou PNJ, et qu’on trouve très souvent dans des rôles «genrés»: une femme sera principalement présente dans un scénario pour ses attributs sociaux féminins (ce sera une mère, un enjeu de séduction ou sentimental, une prostituée…). A noter qu’il s’agit d’un cercle qui s’auto-entretient : plus on joue dans des paramètres où les femmes sont cantonnées à ces rôles et où les hommes sont dominants, plus on renforce et reproduit ces codes dans nos parties. Cela s’illustre par exemple dans la situation redondante où une femme se voit dire à une table de jeu de rôle que «pour que ce soit réaliste, il faut que tu joues une prostituée, une prêtresse ou une soigneuse» (et là on retombe sur mon histoire de robe de princesse et de petits poneys, au tout début de l’article. Vous suivez toujours?).

Attention, cela ne veut pas dire que c’est comme cela que le rapport homme / femme est défini au quotidien pour les créateurs de JdR. Mais cela nous montre que la production de JdR a longtemps été réalisée par des gens qui fonctionnaient avec les mêmes archétypes mentaux, reproduisant là un habitus visuel des représentations graphiques hommes / femmes. Regardez des bandes dessinées de fantasy, des jeux vidéo: ce sera sensiblement la même tambouille. Cela a eu pour conséquence d’uniformiser la production de jeu de rôle autour de codes communs, aussi bien dans l’esthétique que dans le propos. Il est peut-être bon de repréciser ici que ce sont des mécanismes sociaux relativement inconscients. Les illustrateurs se disent rarement «Tiens, ce personnage-là est une femme, je veux qu’il soit au second plan et que ce soit un PNJ», bien évidemment.

 

LOISIR ADULTE – ICI L’AUTRICE PARLE D’EXPÉRIENCE. Persévérer dans un loisir qui, socialement, ne vous est pas adressé n’est pas toujours facile et demande beaucoup d’énergie. Ajoutez à cela que selon les archétypes mentaux évoqués plus haut, il est plus accepté d’un homme qu’il joue à l’âge adulte: il «joue» au foot ou au tennis, aux jeux vidéo. Pour une femme cela est moins accepté, et on remarque que les petites filles se voient déjà proposer des jeux qui n’en sont pas: aspirateur et fer à repasser, cuisine et caddie. Les préjugés sont puissants chez tout le monde, et il faudra les combattre en permanence (parfois même contre soi-même) pour justifier de sa place dans un loisir dont on n’incarne pas les codes.

 

LE PUBLIC
Le public, de son côté, a vite intégré les codes visuels et stylistiques des produits JdR: jusqu’à récemment, un livre de JdR c’était un gros livre A4, avec une couverture en dur et des compositions visuelles assez identifiables. À travers le produit qu’il achète, et les livres de JdR qu’il est amené à voir autour de lui, le consommateur s’habitue à des motifs graphiques et narratifs (qui se retrouvent sans doute au cours de ses parties). Cela va commencer à constituer son identité de rôliste, ses repères en boutiques. Une démone nue dans un pentacle, ça fait partie de sa banque de données, à côté de l’aspect « grimoire » et du mercenaire intergalactique dans son vaisseau. C’est un repère normal et intégré qui le poussera à identifier cette illustration comme appartenant à «son clan de rôliste». Tout ça, en quelque sorte, a construit une charte graphique du jeu de rôle.

C’est là que s’enclenche un cercle vicieux: le public s’habitue à des codes. Les créateurs et éditeurs perpétuent ces codes dans lesquels le public se retrouve, consciemment ou non. Chambouler ces repères, c’est chambouler les habitudes des consommateurs de JdR, et donc prendre un risque commercial. Cela crée une barrière symbolique pour les femmes: elles ont aussi intégré des archétypes mentaux, et savent que ce qu’elles voient sur ces livres ne s’adresse pas à elles. Quand elles s’intéressent au loisir, elles sont confrontées à un univers (aussi bien dans les livres qu’à leurs tables) qui reproduit ces clichés. Difficile dès lors de se trouver une place autrement qu’en étant «la fille bourrine » ou «la princesse du groupe». Il faut alors accepter de ne pas être représentée de manière très variée dans le loisir.

TITAM - JDR Mag 47 - Voir le mâle partoutSE SERRER LES COUDES AUTOUR DE LA TABLE
On a parfois l’impression d’une «minorité bruyante» qui fait remonter des problèmes qui ne concernent en réalité que peu de monde. C’est un phénomène assez structurel, qui s’explique par le fait que les personnes qui sont le moins ciblées par les codes de représentation sont les premières à se sentir exclues du loisir. Elles seront donc en position privilégiée pour identifier ces problèmes et les faire remonter, étant ainsi elles-mêmes au coeur des premières solutions. Cela a le désavantage de biaiser les perceptions: plutôt que de voir une minorité bruyante qui soulève le tapis pour en pointer la poussière du doigt, il faut plutôt s’imaginer un groupe de personnes allergiques à la poussière qui aimeraient pouvoir partager du bon temps autour d’une partie, avec les autres allergiques dehors qui ne peuvent pas entrer dans la pièce.

Mais au fond, pourquoi il faudrait casser ces identités genrées de notre loisir?

Pour les plus cyniques d’entre nous, on peut y voir un énorme avantage économique. Des femmes qui se sentent concernées et représentées dans ce loisir, c’est un marché supplémentaire pour aider le monde du JdR francophone à survivre. Pour rappel, il est aujourd’hui impossible de vivre du métier d’auteur de jeu de rôle en France. Certains arrivent à en vivre s’ils sont à la fois auteur, éditeur, chargé de com’, etc. Mais ces cas sont rares, et aujourd’hui la plupart des créateurs du milieu du jeu de rôle francophone ont une activité professionnelle principale totalement différente. Pour la bonne santé de notre loisir, élargir le public auquel on s’adresse peut donc être une bonne idée. De plus, inciter des femmes à participer aux créations de JdR, c’est ouvrir les horizons du jeu de rôle, puisqu’on va voir de plus en plus de joueuses, de meneuses et de créatrices qui arriveront avec leur background féminin plus diversifié. Une plus grande diversité dans la sphère rôliste pourrait mener à une diversification des archétypes mentaux mobilisés. Les créations n’en seront que plus variées, et c’est une perspective précieuse pour l’avenir de notre loisir.

Enfin tout simplement pour faire de la place à celles et ceux qui pourraient vouloir accéder à ce loisir mais qui doivent faire face à de nombreuses barrières symboliques. Cela semble être moralement souhaitable et sain pour notre loisir. Serrons-nous donc autour de la table, pour faire un peu de place.

Guylène Le Mignot.

 


 

LA REPRÉSENTATION DES FEMMES DANS L’IMAGERIE RÔLISTE

 

TITAM - JDR Mag 47 - Voir le mâle partout
Warhammer couvertures du livre de base Warhammer, 1ère édition VS 4e édition. La composition est similaire, mais deux femmes sont apparues, une belle évolution.

 

TITAM - JDR Mag 47 - Voir le mâle partout
Couvertures du livre de base 7e mer, 1ère édition VS 2e édition. On passe d’un duel exclusivement masculin à un duel mixte.

 

TITAM - JDR Mag 47 - Voir le mâle partout
Ici les femmes sont toutes présentées dans une situation d’infériorité par rapport à Conan, aussi bien au niveau de la composition de l’image que de la thématique.

 

TITAM - JDR Mag 47 - Voir le mâle partoutIci, une couverture avec un homme actif (il est sur une moto, ses gestes sont dynamiques, il a une arme à la main et un sac de billets derrière lui) et une femme complètement passive et objectifiée.

Laisser un commentaire