Techniques d’expression avancées

TECHNIQUES D’EXPRESSION AVANCÉES

 

LES TROIS PREMIERS ARTICLES DE CETTE SÉRIE NOUS ONT MONTRÉ QU’UNE PARTIE DE JEU DE RÔLE EST L’OEUVRE CHORALE DE TROIS AUTEURS (CRÉATEUR DE LA BASE, MJ, RÔLISTES), QU’ELLE CONSTITUE UN ESPACE D’EXPRESSION PRIVILÉGIÉ ET QU’ELLE EST RENDUE POSSIBLE PAR DES MÉTHODES DE COORDINATION BASÉES SUR LE COLLECTIF, DANS LE BUT D’OBTENIR UN CONSENSUS ENTRE PRÉPARATION, IMPROVISATION ET JEU INTÉRIEUR DE CHACUN ET CHACUNE.

 

Une fois que ces techniques de base sont maîtrisées, il est permis d’aborder des techniques d’expression avancées, pour des parties plus audacieuses et engageantes. Elles se constituent en trois volets:
• Mettre de l’huile dans les rouages;
• Maîtriser les différents contenus;
• Savoir amener une fin satisfaisante.

Mettre de l’huile dans les rouages

Quels modes d’expression employer, comment jongler entre émergence et consensus pour permettre que la table soit satisfaite de l’aventure qu’elle produit?

La bonne information au bon moment
Savoir se faire comprendre. Une proposition bien expliquée a plus de chances d’être validée si elle rencontre les objectifs de la table ou d’être refusée avec sérénité dans le cas contraire.

Savoir formuler ses attentes durant la partie. On peut formuler des attentes vagues comme «Je veux qu’on joue héroïque.» ou être plus précis: «Je refuse que mon personnage meure, soit ridiculisé ou échoue à des actions triviales.»

Apporter l’information suffisante permet aux autres rôlistes de s’exprimer en cohérence. Dans les jeux à univers prescrit, les MJ s’arrangent pour expliquer l’univers aux rôlistes ni trop tôt (sinon les rôlistes sont saturés), ni trop tard (sinon les rôlistes manquent de contexte pour faire les meilleurs choix).

On peut créer l’ensemble du contexte avec les rôlistes:
À la volée en cours de jeu;
• Ou lors d’une session zéro;
• Ou par assemblage des historiques de chaque personnage.

On peut limiter l’information nécessaire en adoptant des contextes familiers par rapport à la vie réelle des rôlistes (jouer ici et maintenant) ou à leurs références culturelles (jouer dans l’univers d’une licence connue).

Réguler l’expression
Trop de liberté d’expression, et le rôliste peut se retrouver paralysé. À la table de lui faire des suggestions.

Et s’il est submergé sous les idées, cela nécessite encore une médiation du groupe. Ainsi, ce rôliste qui élabore des plans très longs, auquel on doit opposer un chronomètre. Ou encore ce rôliste qui commence une action pour partir sur une nouvelle dès qu’une information supplémentaire arrive, à qui on doit imposer le mot d’ordre: «Pièce touchée, pièce jouée: qui commence une action, la termine.»

La confiance
S’exprimer en jeu de rôle, c’est faire des choix. Être satisfait de ces choix dépend de l’information préalable:
• Choix informés (le rôliste a une idée des conséquences possibles des actes de son personnage).
• Teneur de l’échec annoncée avant le lancer de dés.
• Badges de MJ (Lorc’s et VirtuJDR : Badges de MJ) qui renseignent sur le style de maîtrise.
• Historique commun de la table.

On acceptera davantage de faire un choix non informé si on a confiance en son vis-à-vis. L’expression sera facilitée si on installe une relation de confiance:
• Par l’instauration d’un contrat de table.
• Par un temps passé ensemble pour mieux se connaître (a minima une présentation de chacun).
• Par une heureuse rencontre de rôlistes complémentaires.
Au fil des parties, avec une montée progressive des défis.
• Par les renégociations en cours de partie.
• Par les échanges à la fin des parties (Macalys : Débriefer après un jeu de rôle). On peut adorer ses parties d’un jeu parce qu’on garde un bon souvenir de l’aventure tout ayant un regard critique sur les règles bizarres. Pour limiter les biais et les pressions sociales, on alternera entre échanges individuels et groupés, à chaud et à froid. On recherche le biais émotionnel parce qu’on pratique des jeux pour provoquer des émotions. Mais les retours distanciés apportent autre chose.

Choix en conscience et confiance entraînent une complicité au sein du groupe qui va fluidifier la partie. Le groupe entre en osmose (Thomas Munier : Podcast Outsider N°15 : Game Design Jeu de rôle : Les Osmoses de Groupe), il se régule tacitement ou explicitement pour arriver à une aventure qui convient à tout le monde. Cela fonctionne mieux si au sein du groupe, chacun connaît bien les rôles de chacun.
Quatre types d’osmoses:
esprit de match (jeu de rôle tactique)
sens du drame (jeu de rôle moral)
connivence (jeu de rôle social)
harmonie (jeu de rôle esthétique)

Le groupe peut faire entrer le créateur de la base de jeu dans cette osmose en épousant les intentions de son jeu (Ron Edwards : Le système EST important), ou faire le deuil de sa présence à la table et jouer en souplesse; privilégier l’osmose au strict respect des règles (Brent Dedeaux : Old School : 10 principes). Les jeux modulaires, évocateurs ou sous forme de textes à trous sont rédigés dans cet esprit.

Les contenus d’expression
Comment se construit l’expression rôliste?

Exprimer l’ineffable
L’expression rôliste présente deux défis: on veut synchroniser une réalité virtuelle intime en mouvement avec celle des autres rôlistes, et parfois on veut aussi transmettre l’intransmissible:
• Décrire le grand Cthulhu en faisant comprendre qu’il est indescriptible.
• Faire passer les nuances d’une langue extraterrestre hypertextuelle à Mindjammer.
• Informer sur la position et l’attitude de son personnage dans l’espace-temps imaginaire partagé…

C’est le défi de la communication rôliste, entre l’imprécision, l’ineffable et les concessions mutuelles. Chaque table le résout à coup de référentiel commun, de langage cross-media et d’essais-erreurs. L’aventure rôliste est un croquis, on se contredit et on se corrige en permanence.

Parfois, on fait son beurre de cette réalité virtuelle imparfaite et contradictoire. Quand on s’abstient de chercher une cohérence et une explication à ce qui se passe, qu’on se délecte des contradictions plutôt que de les réparer, on accède au monde étrange du jeu en vertige logique.

L’expression, travail d’équipe
Certaines personnes jouent avec un programme: scénario pour le MJ ou projets de scènes à roleplayer pour le rôliste.

Les programmes des uns et des autres sont des pivots de l’expression commune, parce que d’autres rôlistes jouent au service, c’est-à-dire qu’ils improvisent en réaction et en correspondance avec ce qu’amènent les programmateurs, ainsi quand:
• Le MJ rebondit sur les actions des personnages ou se comporte comme s’il était le plus grand fan des personnages;
• Les rôlistes jouent des personnages-rebonds, qui réagissent au roleplay de ceux qui ont programmé leurs personnages;
• Les rôlistes identifient la trame du scénario et s’attachent à l’explorer;
• On épouse les contraintes du jeu pour tirer le meilleur de ses libertés.

Même le rôliste le plus programmateur doit accepter que l’aventure se fera à plusieurs. Et même le rôliste le plus discret se verra appelé à s’exprimer. L’émergence et le consensus passent par une distribution des rôles et des expressions qui se répondent, distribution qui sera mieux acceptée si elle est justifiée par l’aventure: un rôliste trouvera normal d’incarner les servants de son personnage et plus étrange d’incarner d’autres figurants; un autre trouvera normal de n’avoir aucun droit de regard sur son passé s’il joue un personnage amnésique. Tout doit être mis en contexte: il faut coordonner la distribution des expressions aux tensions narratives et ludiques recherchées dans l’aventure.

Le rôliste expert tranche les litiges techniques, valide et complète ce qui a trait au domaine où la table lui reconnaît une expertise. Qu’il se trompe est sans gravité, tant que son leadership permet le consensus.

Autre plateforme d’expression, la feuille de personnage:
• Elle indique au rôliste l’étendue de son champ d’expression;
• Elle lui permet d’indiquer ses attentes au MJ: si l’on crée un personnage guerrier, on demande de la bagarre; si l’on crée un personnage amoureux, on demande de la romance…

Voir l’expression comme un travail d’équipe, c’est veiller à une égalité des temps de parole. Plusieurs techniques:
• Poser la fameuse question: «Que faitesvous?»;
• Pratiquer l’écoute active;
• Alterner des monologues de rôlistes;
• Alterner des scènes centrées sur un personnage, de façon formalisée (tours visibles) ou discrète (tours invisibles);
• Proposer des archétypes aux fonctions complémentaires. Ils assurent un moment de gloire à chaque personnage;
• Minuter les temps de parole;
• Découper l’action en rounds;
• Permettre aux rôlistes de couper la parole au MJ…

On peut aussi se soucier d’équité. On permet alors aux rôlistes timides de s’exprimer moins que les autres, ou dans des conditions facilitées, en leur accordant de décaler ou de préparer leur quart d’heure de gloire.

Si la régulation des temps de parole est vécue comme contre-immersive, on demande aux rôlistes de s’auto-réguler. Et on rediscute de tout cela en debriefing.

TITAM - JDR MagS’exprimer, c’est conclure
Pour orienter l’expression dans une direction donnée, les jeux donnent des récompenses explicites ou discrètes. C’est vertueux si les rôlistes acceptent cette direction et aiment être guidés.

Pour autant, la meilleure récompense à l’expression, c’est davantage d’expression:
• Par des récompenses internes à l’aventure; Un personnage se voit confier de nouveaux pouvoirs, de nouvelles attaches, de nouvelles responsabilités, de nouveaux enjeux…
• Une évolution de la trame narrative. Un cycle d’échecs, de réussites, de punitions et de récompenses dessinera la grandeur et la décadence d’un personnage.

On peut récompenser l’expression par un contrôle accru sur la narration, ce qui élargit le champ d’expression du rôliste. Ou on peut l’intensifier. Peut-être qu’un rôliste préférera garder un seul personnage principal mais le voir gagner en étoffe, plutôt que de se voir confier l’incarnation de nombreux servants associés à ce personnage principal.

Une autre récompense à l’expression, c’est le sens. L’aventure de jeu de rôle est une expérience narrative: on lui cherche un sens. Le sens peut être une récompense planifiée ou émerger de l’aventure, en élégance.

Chaque groupe trouvera un sens différent à l’aventure en fonction de son profil. L’analyse tactique, sociale, morale ou esthétique est une approche mais c’est loin d’être la seule.

On a plus de chances de trouver du sens à une aventure si on la termine. Faire le tour d’un sujet, au moins pour un temps, dans les limites qu’on s’était fixées. Plutôt que d’interrompre une partie abruptement, ce serait une politesse rôliste de terminer la partie sur une conclusion, fut-ce-t-elle une fin précipitée (Thomas Munier : La gestion du rythme et du temps), un suspens irrésolu, ou un panneau «à suivre…»

Il y a tension entre la conclusion – respiration porteuse de sens- et la fin irréversible. Quand une campagne s’achève par la destruction du monde ou des personnages, le canal d’expression est coupé, d’où la déception de certains rôlistes. Recommencer une nouvelle campagne avec un jeu ou un personnage différent n’aura jamais la même saveur.

La peur de la fin irréversible explique que certaines tables pratiquent l’histoire sans fin ou l’immortalité des personnages.

Conclusion
Fanfiction à plusieurs, jeu de société de parole et de papier ou réalité virtuelle, le jeu de rôle est le fruit de l’expression de ses trois auteurs: auteur de la base, MJ et rôlistes. Il fait cohabiter leurs paroles au sein d’un espace imaginaire partagé, au moins par illusion. Par des techniques de jeu et de conversation, ces trois auteurs arrivent à s’exprimer en complicité, pour vivre ensemble une aventure à la fois intense par sa finitude et profonde par sa persistance.

Thomas Munier.

 

Nota: En accord avec l’auteur, et dans un souci de cohérence et d’harmonisation de l’ensemble des textes du magazine, nous avons proposé de remplacer « joueuses » dans le texte d’origine par «rôlistes». Ceci ne reflète en rien un positionnement idéologique supposé de la rédaction. La mixité a été, et est promue dans le magazine et au sein de Titam en général.

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